CHRONIQUE. Si le vin est européen, tout est question de dimension. Enivrons-nous avec la sagesse orientale. Et surtout, ne prenez aucune décision à jeun !
Détail de vigne, vignoble de la vallée du Rhône.© Michel Labelle
Par Fabrizio Bucella
Publié le 26/01/2021 à 17h51 - Modifié le 29/01/2021 à 20h20
La vigne est une plante européenne, tout le monde le sait, sauf ceux qui ne sont pas au courant (à la lecture de cette phrase, les « pas au courant » basculent dans la catégorie des « au courant »). La fameuse plante vitis vinifera, celle qui donne les bons petits raisins pour faire du bon petit vin, semble avoir été utilisée pour la première fois dans le Caucase du Sud, il y a quelque six mille ans. Puis elle essaima tout autour du bassin méditerranéen, passant de civilisation en civilisation, tel un mouton sautant la barrière pour nous endormir : Uruk, Sumer, Babylone, Perse, Phénicie, Égypte, Grèce, Macédoine, Carthage et Roma caput mundi. Pour un tour, ce fut un sacré tour.
Nous eûmes donc la chance d'avoir la vigne précisément dans nos contrées. Cette chance s'étendit aussi au blé (le pain), à l'orge (la bière) et aux pois (les conserves), même s'ils vinrent d'un peu plus loin. Ces précisions agricoles sont données afin de ne pas laisser accroire que nous sommes uniquement portés sur la boisson.
Largeurs et longueurs des continents
La circulation circulaire de la vigne fit intervenir une autre chance, un autre hasard, qui nous joua à son tour son petit tour de passe-passe. C'est là qu'on en appelle au physicien, car on va parler d'une caractéristique fondamentale de cette région du globe, il s'agit de sa dimension. La dimension principale de la partie eurasienne du monde est horizontale ; alors que la dimension principale des continents américain et africain est verticale. Bref, question culture de la vigne, celle-ci peut facilement s'étendre sur un axe horizontal et donc passer de la Mésopotamie aux Phéniciens, puis aux Grecs et aux Romains, en suivant grosso modo le parallèle favorable, alors qu'elle est coincée quand il s'agit de s'étendre de manière verticale, en changeant de parallèle.
En d'autres termes, y aurait-il eu une plante vitis vinifera en Amérique, elle n'aurait pu s'étendre aussi bien et loin que la fit notre vigne européenne. Pour la vigne originelle américaine (pas vitis vinifera, mais vitis labrusca), qui donne des vins à boire en se pinçant le nez, cela n'a pas beaucoup d'importance. L'idée est simplement qu'il n'a pas suffi d'avoir une belle vigne à portée de main, encore eût-il fallu que le continent soit disposé en largeur au lieu de l'être en longueur pour permettre l'essaimage de ladite vigne. Les choses étant bien faites, c'est ainsi qu'elles se sont produites.
Cette thèse des dimensions fut développée dans l'ouvrage De l'inégalité parmi les sociétés (Gallimard pour la traduction, Guns, Germs and Steel en anglais, Jared Diamond pour l'auteur). L'astuce dans l'astuce est que l'essai ne mentionne jamais ni vigne ni vin. En vérité, les termes apparurent une seule fois sur les près de cinq cents pages, lors d'une ellipse totalement anecdotique. Voici donc réparé l'oubli. Que Bacchus nous garde.
L'art de la décision
On a parlé du Moyen-Orient et des Perses à l'origine de notre savoir-faire vitivinicole. Ces gens avaient une tradition particulière à recommander à tous les indécis et aux autres également. C'est Hérodote d'Halicarnasse lui-même (Ve siècle av. J.-C.), celui que la postérité retint comme le premier historien, qui nous rapporte l'anecdote : « Ils ont l'habitude de décider quand ils sont ivres, des questions les plus importantes. Les décisions prises en cet état leur sont soumises le lendemain, quand ils ont retrouvé leur lucidité, par le maître de maison chez qui ils délibèrent. Si à jeun, ils les adoptent encore, ils les appliquent ; sinon ils les rejettent. Inversement, lorsqu'ils ont d'abord étudié une question à jeun, ils la reprennent quand ils sont ivres. » (L'Enquête (I-133), Bibliothèque de la Pléiade).
Que l'on souhaitât une expérience plus médicale, Le Livre des animaux d'Al-Jahiz tombe à point nommé. Ce monsieur vécut à cheval entre le huitième et le neuvième siècle, et sur l'estuaire du tigre et de l'Euphrate, à Basrah. Il imagina une théorie de l'évolution près de mille ans avant Darwin et qui ressemble à Darwin. On pourrait presque parler de plagiat par anticipation tellement l'histoire n'a retenu que son successeur. Al-Jahiz, préoccupé des aliments et de leur effet sur la santé, y raconte une première expérience randomisée sur l'effet d'une absorption continue de vin. En cela, il est aussi un prédécesseur de Ronald Fisher, crédité de la première expérience de ce type avec de la streptomycine pour soigner la tuberculose.
Rabelais : « Beuvez toujours, ne meurez jamais »
Notre Al-Jahiz faisait donc profession de prédécesseur de savants illustres, à un millénaire d'intervalle, ce qui montre une politique de choix avisée, consciencieuse et efficace. Dans l'expérimentation qui nous intéresse, un bras de l'expérience constitua en de jeunes gens qui burent du vin et, l'autre, en d'autres jeunes gens qui ne burent pas de vin. Devinez quel bras vécut de longues et paisibles années sans encombre d'aucune sorte. « Un jour, Uthman Mash, Yzal et Jadh'an ont réuni quarante jeunes gens de Quraysh et de Thaqif parmi les adolescents, la même année. Ils en sélectionnent vingt de Quraysh et autant de Thaqif, en veillant à ce qu'ils fussent issus de localités voisines et, de plus, qu'ils s'adonnassent au nabidh (vin) et passent le plus clair de leur temps à honorer Bacchus ! Puis ils recensèrent un nombre identique de jeunes gens qui n'avaient jamais goûté au nabidh et qui, en fait de boisson, ne connaissaient que l'eau. Ils constatèrent qu'au bout d'un certain temps les buveurs de nabidh, dans leur grande majorité, étaient encore en vie, contrairement aux autres, les continents, dont la plupart étaient décédés, après un âge avancé il est vrai. » (Le Livre des animaux, cité par Malek Chebel).
*Le Pr Fabrizio Bucella est physicien, docteur en sciences, et il enseigne à l’Université libre de Bruxelles. Sommelier et zythologue (spécialiste de la bière), il dirige l’école d’œnologie Inter Wine & Dine. Il professe également dans les masters 2 du droit de la vigne et du vin de l’université de Bordeaux et du droit du vin et des spiritueux de l’université de Reims-Champagne-Ardenne. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le vin et nous donne régulièrement rendez-vous au travers de sa rubrique Le prof en liberté.
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