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Une étude menée par des chercheurs de Montpellier sur des pépins de raisin permet de mieux comprendre l’histoire des cépages champenois.
Par Jacques Dupont
Publié le 08/02/2021 à 19h01 - Modifié le 09/02/2021 à 12h07
Qu'on nous pardonne de ne pas citer tous les chercheurs – leur titre et leur poste – qui ont contribué à cette étude. Trop nombreux, et que des cracks dans leur spécialité. Il le fallait pour mener une telle entreprise : explorer quinze siècles de viticulture champenoise – du Ier au XVe – au travers ou, devrait-on dire, grâce aux pépins de raisin. Cela semble un peu fou et, vu de loin, d'un intérêt relatif. Mais, de plus près, cette aventure révèle beaucoup de choses sur le travail des hommes, l'évolution de la société, le climat. Les travaux du grand historien Georges Duby nous ont appris comment un peu de fer sur les charrues ou l'usage de l'engrenage dans les moulins à eau ont abouti à… la construction des cathédrales. Il n'y a pas que le diable caché dans les détails. Et depuis Duby, l'archéologie, une science finalement assez nouvelle, a fait en la matière, celle de faire parler « les détails », d'immenses progrès. Cette quête du pépin en apporte une nouvelle fois la preuve et ouvre une autre perspective sur l'histoire des vignobles en zone septentrionale.
Tout est parti des fouilles menées dans les villes de Troyes (Aube) et Reims(Marne). L'archéologie préventive, définie par une loi de janvier 2001, oblige les aménageurs à faire intervenir une équipe d'archéologues avant le démarrage de tout grand chantier. C'est parfois vécu comme une contrainte pénible par les décideurs et les entreprises, mais grâce à cette action, de nombreux sites ont été mis à jour et étudiés. Dans ces deux villes, en milieu humide (un puits à Troyes notamment), 572 pépins assez bien conservés ont été récupérés, ainsi que des fragments de feuilles et de peaux des raisin.
Ils ont été datés soit à l'aide des matériaux environnants (céramiques, etc.), soit par recours au carbone 14. Ensuite, raconte Vincent Bonhomme*, l'un des deux leaders de cette étude avec Jean-Frédéric Terral, c'est le boulot de la morphométrie : « La tâche ingrate ! La morphométrie, c'est la mesure de la forme. Elle convertit des jolies formes en mesure, en variables d'identification, avec beaucoup de mesures géométriques réalisées sur le contour du pépin… » Il s'agit de toute une batterie de relevés qui vont permettre de comparer la morphologie des pépins anciens avec celle de la collection de l'Inra conservée au Centre de ressources biologiques de la vigne de Vassal-Montpellier. Un « référentiel » qui ne compte pas moins de 2 400 pépins différents.
Du vin en Champagne dès le Ier siècle
Pour grossièrement imager le propos, on peut penser à l'identification par les empreintes digitales. La ressemblance entre pépins « anciens » et « modernes » ne signifie pas forcément une parenté directe, mais certifie l'origine géographique. En clair, on ne peut pas dire « Ah tiens, les légions de César buvaient du blanc de clairette ! », mais davantage : « Ils buvaient du vin dont le cépage est originaire du Languedoc… » Ou comme le dit plus scientifiquement Vincent Bonhomme : « On peut raisonnablement inférer l'origine géographique d'un cépage à partir de la forme de son pépin. »
Première surprise, la présence en Champagne, aux côtés de raisins provenant de vignes sauvages (lambrusques), de cépages originaires du Sud (Provence, Languedoc, etc.). Cela confirme une hypothèse émise par le grand historien de la vigne et du vin Roger Dion. Selon lui, la vigne a accompagné l'extension du christianisme jusque dans le Nord – le vin est nécessaire et sacré – avec au départ des cépages du Sud. Ce n'est que plus tard, par le travail de sélection des hommes, que l'on a usé de cépages plus adaptés au climat septentrional. Dès le premier siècle après J.-C., la vigne est donc présente en Champagne et cultivée. L'étude révèle même qu'au cours des trois premiers siècles, la part de vignes sauvages diminue au profit de cépages « domestiqués ».
Puis, c'est le trou noir de sept siècles, pas d'infos : « On en est réduit à faire des suppositions, c'est une période assez troublée. » Puis, surprise, les pépins retrouvés et datés du XIe siècle sont issus majoritairement de vignes sauvages. Une sorte de retour en arrière après l'élan en faveur des vignes cultivées relevées au IIIe siècle. Que s'est-il passé ? « Si, aux alentours de l'an mil, ces cépages ne sont pas majoritaires, ce n'est donc pas qu'ils n'existaient pas encore, mais qu'ils n'étaient pas utilisés, soit qu'ils furent perdus ou oubliés, soit que la viticulture locale a été profondément perturbée. La lacune de sept siècles (du IIIe au Xe siècle) dont souffre le corpus rassemblé ne contribue pas à éclairer cette question. Par ailleurs, les données textuelles, linguistiques et archéobotaniques concourent pour montrer que la viticulture s'est maintenue dans le nord-est de la France de l'époque romaine à l'an mil. » Mais l'analyse des pépins retrouvés aux XIe et XIIe siècles montre aussi que l'on continue à utiliser très fortement dans les « domestiqués » les cépages méridionaux.
Du vin sur les rives de la Baltique
Ce n'est qu'à partir des XIIIe et XIVe siècles que débutera le « grand remplacement », celui des cépages méridionaux par des cépages septentrionaux, ceux qu'en partie nous connaissons aujourd'hui. Il faut sans doute relier ces évolutions à celles du climat. « Aux alentours de l'an mil, l'Europe médiévale a connu une période inhabituellement chaude, appelée “optimum climatique médiéval”, de 950 à 1350 environ. L'amplitude estimée du changement, quelques dixièmes de degrés d'élévation de la température moyenne, peut sembler minime. Elle ne l'est pas pour la vigne ; et c'est d'ailleurs à cette époque que l'on trouve probablement l'extension septentrionale maximale de la viticulture, au sud de l'Angleterre et sur les rives de la Baltique. » Après cette période chaude qui permettait sans doute aux cépages méridionaux de mûrir succède « le petit âge glaciaire », comme l'ont appelé les historiens, qui va perdurer jusqu'à la presque fin du XIXe siècle. Déclin pour les cépages du Sud, place à ceux du Nord. « Ces événements climatiques ont probablement déterminé, au moins en partie, l'encépagement champenois moderne, indépendamment des aspirations vinicoles de la région. » Et, ajoute Vincent Bonhomme, ces bouleversements se vérifient « au-delà de la Champagne ». Pour autant, ce n'est pas la fin des lambrusques, les « sauvages » continuent à être présentes au côté des vignes domestiquées au XVe siècle et sans doute au-delà. Mais c'est une autre histoire…
*Vincent Bonhomme, post-doctorant CNRS, et Jean-Frédéric Terral, professeur, tous deux à l'ISEM (Institut des sciences de l'évolution université de Montpellier).
Pour en savoir plus : compte-rendu complet de l'étude en accès libre.
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